Dans de nombreux contexte, créer un équipement dédié à la lecture dans un milieu qui y est complètement étranger est un défi, car il n’y a ni tradition, ni de demande. C’est le cas dans de nombreux quartiers populaires et banlieues des villes européennes et méditerranéennes.
De manière générale, créer des équipements dédiés à la lecture publique s’inscrit aujourd’hui dans un contexte de mutation vers des « bibliothèques hybrides ». Hybrides du point de vue des supports papiers et numérique, hybrides du point de vue des pratiques des publics et de leurs attentes, hybrides du point de vue de leur aménagement et de leur rapport extérieur/intérieur (dans l’espace urbain, comme dans l’espace du réseau).
Pour aborder ces questions un atelier a été organisé en avril 2015, à l’initiative de la Ville de Marseille et des associations Assabil (Beyrouth) et MEDiakitab (Marseille), dans le cadre des accords de coopération de la Ville de Marseille. Il a réuni différents praticiens des bibliothèques, de la lecture publique et de l’action culturelle dans la région méditerranéenne et au Brésil. A partir du cas particulier du projet d’une 4ème bibliothèque par Assabil, dans le quartier défavorisé de Tarik al-Jdideh, il s’agissait de partager les expériences et de réfléchir aux pratiques d’action culturelle en milieu populaire.
Le programme comprenait la présentation du travail et des enjeux d’Assabil, celle des bibliothèques de quartier des favelas de Rio et de l’association du Petit Lecteur à Oran, l’expérience des bibliothèques de Marrakech, le projet Art et Vie à Alexandrie avec les enfants de rues et la présentation des projet et des nouvelles orientations des huit bibliothèques de la ville de Marseille (BMVR). L’atelier a permis la visite de la bibliothèque centrale de l‘Alcazar celle du Merlan et de la Grognarde dans des quartiers défavorisés de Marseille, ainsi que la présentation d’activités numériques dont un projet de livre numérique expérimenté par la Marelle.
Ces échanges ont fait émerger 3 grands axes de réflexion, piliers d’un nouveau modèle de lecture publique.
Repenser le lien des bibliothèques aux usagers
Un travail culturel en profondeur et durable est un des enjeux des bibliothèques surtout celles qui sont situées dans les quartiers défavorisés. Par exemple, implanter une bibliothèque dans le quartier de Tarik et Jdideh, à Beyrouth ou dans la favela de Manguinhos à Rio de Janeiro contraste avec la quasi absence d’usages culturels et d’« espace public » entendu comme espace commun aux citoyens. La mobilisation des habitants représente alors souvent un défi.
Encore plus qu’ailleurs, les bibliothèques ne peuvent donc pas se contenter de proposer une collection de livres et une offre de services culturels. Elles doivent prendre en compte les pratiques culturelles des habitants et susciter de nouveaux usages. D’où l’importance particulière de la consultation, du partenariat avec les organisations locales, de la participation des habitants et de la communication sur tous supports. Ainsi, les bibliothèques de Rio ont imaginé des campagnes de communication spécifiques pour cibler les trafiquants de drogues.
Pour certains bibliothécaires et animateurs d’espaces culturels, ce nouveau lien aux usagers se traduit par un renversement du regard : « la collection c’est le public ». Le rôle patrimonial de la bibliothèque devient secondaire par rapport à son rôle social. Le travail de médiation mené par le Petit Lecteur d’Oran avec ses valises de livres itinérantes, par l’association Art et Vie à Alexandrie, par l’association ACELEM à Marseille ou à Beyrouth avec le « kotobus » d’Assabil, offrent des exemples fructueux. Située dans les quartiers nord de Marseille, l’équipe du Merlan accorde beaucoup d’importance à la qualité et à l’individualisation de l’accueil : « avant, on faisait du chiffre en enchaînant les visites de classes. Aujourd’hui, on privilégie la qualité et on s’efforce de retenir certains prénoms ».
Ce nouveau modèle se traduit aussi par la promotion de pratiques amateurs multidisciplinaires. Par exemple, les bibliothèques Parces de Rio encouragent les rencontres citoyennes, les activités créatives, éducatives et ludiques et l’accès au numérique. Les ateliers d’écriture transforment la bibliothèque en vaste laboratoire de processus créatif, le PalavraLab. Les animateurs n’hésitent pas à solliciter des personnalités de tous domaines, littérature, mais aussi musique, sport, mode, et inspirer, par leur témoignage, les jeunes usagers des favelas. La bibliothèque de Marrakech propose des ateliers d’échanges de savoir avec des personnes ressources et des associations locales. A Marseille des associations comme la Fabulerie ou Fotokino accordent une place majeure à l’expérimentation.
Repenser l’espace, désacraliser le livre
Faire le pari de l’exigence et de la beauté aussi bien dans les collections que dans l’architecture, invite aussi à repenser le rapport à l’espace. L’architecture est sollicitée pour faciliter l’appropriation du public. A Rio, la beauté des bâtiments attire les visiteurs. L’ouverture au public est aussi symbolisée par des espaces de rencontre, de vide, des espaces de contemplation qui apportent de la légèreté, une sorte d’équilibre au sérieux des connaissances accumulées au fil des pages… De même, l’équipe d’Assabil envisage de créer une « zen room », dans sa future bibliothèque.
L’enjeu est de rendre une bibliothèque moins impressionnante et le livre plus accessible, moins austère ou intimidant. Pour Zoubida Kouti du Petit Lecteur, « il faut marquer une rupture avec le livre sacré, inaccessible et barricadé derrière les vitres d’armoires fermées ».
Dans les bibliothèques de Marseille, les livres jeunesse sont placés dans des bacs. D’autres collections pour adultes sont épurées pour mieux les valoriser. Des espaces de lecture confortables invitent à la lecture informelle. A Rio, certains aménagements s’inspirent de la librairie, pour mieux valoriser les collections.
Cette désacralisation du livre peut même aller jusqu’à accepter certains dommages. Zoubida se réjouit de constater que ses exemplaires d’Harry Potter en arabe sont un peu déchirés, signe d’un appétit de lecture, quand bien même l’exemplaire en français est resté presque comme neuf, par manque de lecteurs.
Ce sujet ne fait pas l’unanimité. Pour certains, le vol ou l’altération des documents est un échec. C’est le signe d’un manque de respect vis à vis du livre ou d’une mauvaise compréhension du sens des biens publics. Pour d’autres au contraire, l’appropriation du livre peut représenter une étape transitoire positive.
Repenser l’organisation de la bibliothèque et sa place dans la société
Cette nouvelle vision invite aussi à repenser l’organisation de la bibliothèque, et en premier lieu le métier de bibliothécaire. La bibliothèque a besoin de compétences en technique documentaire, mais aussi en médiation, en communication. Les profils généralistes pourraient accueillir dans leurs équipes quelques spécialistes dans des domaines divers : historien, sociologue, passionné de cinéma, de BD ou de sport…
Les échanges ont souligné l’intérêt d’équipes pluridisciplinaires pour animer de tels projets, et d’imaginer aussi diverses manières d’impliquer les bénéficiaires dans le projet, même si ce n’est pas toujours facile. Les grands-mères oranaises, par exemple, n’ont guère envie d’offrir leurs voix à l’heure du conte, alors que de telles animations contribueraient à l’attractivité des lieux.
A Marseille, la question d’une plus grande amplitude horaire d’ouverture est soulevé à la fois dans le cadre d’une étude mené par le cabinet ABCD, mais aussi par l’ARL.
Autres question soulevée : les rôles respectifs des associations culturelles qui agissent pour la lecture publique par un important travail de terrain, et celui des équipements publics locaux, municipaux, régionaux ou nationaux, quand ils existent, avec de nombreux exemples à Beyrouth, Marseille ou Oran. La mise en place de réponses concrètes aux besoins de services culturels et éducatifs de proximité repose aussi sur l’engagement des institutions. Les conclusions de la réflexion conduite en avril plaident pour un meilleur dialogue au profit d’une politique publique culturelle qui allie les forces de l’intervention publique et des ressources associatives, au moyen d’accords cadre sur la durée, pour établir un partenariat pluri-annuel stable. Ce sujet mériterait un approfondissement à travers des sessions de travail communes aux élus, personnels territoriaux et acteurs associatifs, pour préciser les enjeux, les priorités et les moyens à consolider ou mettre en place. On remarquera qu’à chaque fois qu’un gouvernement lance une politique en faveur du livre, cela produit des effets décisifs sur la création d’équipements, la formation des équipes, l’édition jeunesse …
Car la fragilité économique de nombreux acteurs qui œuvrent sur le terrain culturel et celui de la lecture publique, imposerait des investigations sur les possibilités de financements durables, de la part des gouvernements et des institutions européennes, en dépit de la période d’austérité. Des ouvertures vers le privé, autour de projets éditoriaux nouveaux, en faveurs de la jeunesse qui est encore très pauvre dans la plupart des pays du sud méditerranéens, constituent des pistes de réflexion.
Bibliothèque, un équipement générateur d’espace public
Ce renversement du rapport au livre est soutenu par une vision forte et engagée, selon laquelle « les plus pauvres méritent le meilleur », ou en tout cas, la qualité. Inspirée par l’expérience colombienne des bibliothèques Parques et par la pensée de Darcy Ribeiro, Vera Saboya partage sa vision de la bibliothèque, comme un « lieu de puissance » : « Souvent, une favela est vue comme un lieu de manque. La bibliothèque-parc de Manguinhos voit la favela comme un lieu de puissance. Il faut considérer de manière affective le rôle d’une bibliothèque publique. Que et qui sert-elle ? Dans le monde actuel, ce serait considérablement réduire son rôle que de penser que la bibliothèque est seulement un lieu de lecture ou d’étude, ou même de formation continue. La bibliothèque publique est un lieu central. Elles viennent avec puissance pour développer la liberté et l’intelligence créatrice des nouvelles générations, stimulée par l’accès moderne et démocratique aux supports technologiques d’Internet. »
Un des enjeux majeurs des équipements culturels est la création d’un espace neutre, un espace public ouvert à tous, quelle que soit son adhésion politique, sa croyance religieuse, son milieu social. Espace d’étude, de rencontres, de créativité et d’imaginaire, d’expérimentation, d’expression, de formation, voire « d’empowerment », la bibliothèque place la liberté de penser et d’agir au cœur de son action.
Cette conviction est partagée par tous les participants de l’atelier qui s’est réuni à Marseille. Chacun est reparti très enrichi mais conscients des nombreux défis qui attendent sur le terrain.