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Actualités

Balbutiantes bulles

Regard de Kenza Sefrioui sur la BD marocaine

Le texte ci-dessous, de Kenza Sefrioui est extrait du n°31 du magazine Zamane de juin 2013, pp. 92-93

Le pionnier de la bande dessinée au Maroc vient de s’éteindre alors que le 9ème Art peine à s’affirmer.

« Plus jamais ça ! » Tel était le dernier mot de Abdelaziz Mouride dans On affame bien les rats, dont la parution en 2000 constitue l’acte de naissance de la bande dessinée au Maroc. « On a créé Tarik éditions pour le publier », témoigne Bichr Bennani. Un pari, à l’époque : « Cela n’aurait pas été possible sous l’ère Basri. On ne savait pas si ça aller passer, mais on a tenté le coup. On a décidé de le faire en coédition avec Paris Méditerranée, au cas où ça aurait bloqué au Maroc ». Dans cet album, Abdelaziz Mouride livre une critique cinglante des années de plomb. Ancien du 23 Mars, arrêté en novembre 1974 et condamné à 22 ans de prison – il n’en sortira qu’en 1984 –, il témoigne de l’horreur du régime : les minutes sanglantes de Derb Moulay Cherif, le procès de la honte en 1977, la grève de la faim… Ses images donnent corps à ce « plus jamais ça ! » que scandent les militants. Il lui a fallu près de vingt ans pour les finaliser. Dès la fin des années 1970, ses premiers dessins sortent de prison et sont publiés, en Belgique, par le Comité de lutte contre la répression au Maroc, qui faisait connaître la cause des prisonniers politiques : Dans les entrailles de ma patrie, signéRahal. A la même époque, trois Français publiaient en BD une hagiographie – sans ironie aucune – de Hassan II (Il était un fois Hassan II, Fayolle, 1979), à qui ils avaient vanté, après Mobutu et Bokassa et avant Duvalier, Ceaucescu et Kadhafi, les mérites de la bande dessinée pour faire admirer leurs « prouesses » (en maths, en natation…) aux populations analphabètes… Le travail de Mouride est à l’opposé de cette propagande. C’est une parole libre et digne, qui a ouvert la voie au bilan du règne de Hassan II et aux témoignages sur l’univers carcéral.

Si Mouride, disparu le 8 avril, est un pionnier, c’est par le courage de son récit et sa force visuelle. « Il avait un style direct, brut, un coup de crayon bien à lui. Il cherchait le réel, sans l’esthétiser », témoigne son ami Miloudi Nouiga, coauteur du Coiffeur (2004) et fondateur des éditions Nouiga. « La BD l’a sauvé ». Comme sans doute elle a sauvé Mohammed Nadrani, autre ancien détenu politique qui raconte le « Complexe de Rabat » dans Les Sarcophages du complexe (2005) et le bagne de Kalaât Mgouna dans La Capitale des roses (2009). L’histoire domine donc la production marocaine. Une Histoire du Maroc en bandes dessinées, en trois tomes, avait vu le jour en 1993, mais la réalisation graphique et narrative de cette commande n’avait rien d’exceptionnel. L’Emir Ben Abdelkrim (2007) a inspiré Nadrani, tandis que Larbi Babahadi se penchait sur l’histoire culturelle, avec L’Hadj Belaïd (2008) puis Les Racines d’Argania (2010).

Idées reçues

Malgré tout, la bande dessinée est quasiment inexistante au Maroc. En vingt ans, une dizaine d’albums ont vu le jour. Rien à voir avec l’effervescence du genre dans d’autres pays africains. Jean-François Chanson, bédéiste installé et produisant au Maroc depuis 2000, explique : « Le Congo, le Cameroun, le Sénégal sont des pays plus pauvres que le Maroc, mais où les auteurs vivent de la BD, parce qu’il y a eu la création de petits journaux pas chers. L’album ne sort qu’au bout de dix ans ». Ce professeur de physique à Rabat anime un blog très actif dédié à la BD (leblogdejfchanson.blogspot.com) et fait des pieds et des mains pour susciter des vocations. Car faute de modèle économique viable, rares sont les passionnés qui ne se découragent pas. Les lauréats des Beaux Arts de Casablanca et de Tétouan se destinent à des métiers qui les font vivre. En plus des problèmes du livre culturel (manque de librairies, disparition des bouquinistes, absence de diffusion, extrême faiblesse des ventes…), la BD souffre de méconnaissance. Elle est souvent confondue avec la littérature enfantine – seuls les albums jeunesse sont en bibliothèques. Ce qui a fait disparaître le public : « La BD, c’était notre génération, dans les années 1960, jusqu’en 1975 où plus rien ne rentrait », se souvient Miloudi Nouiga, nostalgique du marché de la BD qui se tenait autour du cinéma Al Bahia à Derb Sultan. D’autre part, la BD est souvent utilisée à des fins de communication. L’IRCAM a ainsi publié la première BD en amazighe, Tagellit Nayt Ufella, de Meryem Demnati (2005). De même, l’association Leadership féminin a vulgarisé en images le code de la famille (Raconte-moi la nouvelle Moudawana, Nadacom, 2005), en français et en darija, à destination des jeunes et des MRE. A l’initiative du PNUD, Miloudi Nouiga a publié Les Objectifs du Millénaire (2006) sur les droits des enfants… Mais ces travaux où le message prime sur la forme sont loin de constituer des œuvres susceptibles d’ancrer le 9ème Art dans la culture visuelle et littéraire du Maroc. « La BD, ce n’est pas seulement du dessin : il faut un bon scénariste et un bon graphiste », martèle Saïd Bouftass, professeur à l’Ecole des Beaux-Arts de Casablanca et fondateur des éditions Alberti en 2011. Avec Jean-François Chanson, il travaille à professionnaliser les jeunes talents. Six projets sont en cours, ainsi que l’adaptation de la série Switchers en BD.

Un genre libre

Mais l’enjeu fondamental de la BD au Maroc est la liberté d’expression. Dans cette très belle somme qu’est L’Art de la bande dessinée (Citadelles et Mazenod, 2012), les auteurs rappellent que le 9ème Art s’est développé à partir de la caricature politique et avec l’émergence de la presse,  et que partout, « la création de bandes dessinées a quelque chose à voir avec la liberté ». Mouride, le seul Marocain retenu, est cité aux côtés d’artistes brésiliens ou portugais, qui ont émergé à la sortie des dictatures. Mais les résistances sont encore nombreuses face aux libertés que se permettent scénaristes et dessinateurs. La représentation de corps nus ou de scènes à caractère religieux soulève des résistances, parfois dès l’imprimerie. Hicham Habchi et Mehdi Yassire, alias Pyroow et Koman, ont, eux, publié en 2012 sur internet leur Ramadan Hardcore, une série humoristique sur le manque de civisme pendant le ramadan. Cette première tentative pourrait ouvrir la voie des potentialités numériques. Quant à Khalid Gueddar, sa BD Le roi qui ne voulait plus être roi, publiée sur www.bakchich.info en 2010, lui a créé des difficultés. La BD, comme la liberté, ça se conquiert…